Peut-on aimer les animaux et les manger ?

14 mai 2018

La plupart des omnivores, dont j’ai moi-même fais partie pendant les 25 premières années de ma vie, affirme aimer les animaux. Pourtant cela ne les empêche pas de consommer la chair de certaines espèces. Comment expliquer ce paradoxe ? En vérité, il existe un terme en psychologie sociale pour définir ce phénomène : la dissonance cognitive.


La dissonance cognitive
Selon Wikipédia, « la dissonance cognitive désigne la tension interne propre au système de pensées, croyances, émotions et attitudes (cognitions) d'une personne lorsque plusieurs d'entre elles entrent en contradiction l'une avec l'autre. Le terme désigne également la tension qu'une personne ressent lorsqu'un comportement entre en contradiction avec ses idées ou croyances. ».

Afin d’atténuer cette dissonance, nous recherchons une cohérence entre notre comportement et nos convictions. Cela peut se traduire de trois façons différentes :

  • changer son comportement pour qu’il soit en accord avec ses valeurs (par exemple devenir végétarien ou végétalien)
  • justifier son comportement en instaurant une cognition conflictuelle, c’est à dire une sorte de compromis (par exemple manger de la viande de manière occasionnelle)
  • justifier son comportement en ajoutant de nouvelles attitudes (par exemple considérer que l’on peut manger certaines espèces parce qu’elles sont bêtes ou qu’elles n’ont pas de conscience)

 

Pierre Barthélémy, Comment concilier goût pour la viande et amour des animaux ?

Pierre Barthélémy est un journaliste passionné par les sciences. Il a publié un article sur son blog à propos d'expériences qui montrent comment certains omnivores justifient leur consommation de viande en adoptant de nouvelles cognitions : Comment concilier goût pour la viande et amour des animaux ?

« Cela s’appelle le « paradoxe de la viande ». Dans les pays riches, les très nombreux adeptes du régime carné appartiennent aussi à la catégorie de personnes qui répugneront à faire du mal à un être vivant doté d’un esprit. Par ailleurs, 50 % environ des foyers français et plus de 60 % des foyers américains comptent un ou plusieurs animaux de compagnie, parfois considérés comme des membres à part entière de la famille. On les soigne, on consacre une partie de son budget à les nourrir, on leur parle et on les pleure quand ils disparaissent. Même si manger de la viande est rarement vu, sauf dans le cas des végétariens, comme un choix moral, les carnivores, qui savent parfaitement comment steaks et côtelettes arrivent dans leurs assiettes, doivent donc atténuer la dissonance existant entre leurs pratiques culinaires, leur amour des animaux et leur dégoût de l’abattoir.

 

Quelle stratégie adopter pour défendre un modèle alimentaire et culturel remis en cause par le végétarisme et la notion selon laquelle les animaux ont des droits (sans compter que la production de viande est de plus en plus souvent montrée du doigt comme un facteur important de l’augmentation des émissions de gaz à effet de serre) ? Comment se débrouille-t-on pour disjoindre la viande de l’animal, pour déguster une bavette d’aloyau bien saignante sans penser au bœuf dont elle a jadis fait partie ou un travers de porc caramélisé sans que l’image de Babe, le gentil cochon devenu berger, vous revienne à l’esprit ? C’est pour répondre à ces questions qu’une équipe australo-britannique de psychologues a mené une série de trois expériences dont les résultats ont été publiés récemment dans la revue Personality and Social Psychology Bulletin. Ces chercheurs sont partie de l’hypothèse selon laquelle il serait plus facile de consommer de la viande en attribuant peu ou pas d’esprit à l’animal dont elle provient. Il est en effet plus facile de dissoudre le conflit moral né du paradoxe de la viande en rapprochant les animaux des choses (et peut-être de l’animal-machine de Descartes), ce qui rend leur ingestion moins embarrassante…

 

Le premier test, très simple, a donc consisté à demander à un panel d’Australiens d’évaluer les capacités mentales et le caractère comestible d’une petite ménagerie de 32 animaux, aussi bien sauvages que domestiques, parmi lesquels se trouvaient 20 mammifères (étant donné qu’on les voit comme les plus proches des humains sur le plan mental) mais aussi 3 oiseaux, 2 poissons, 3 crustacés, 1 amphibien, 1 reptile, 1 mollusque et 1 insecte. On apprend ainsi avec plus ou moins d’étonnement que le chien, surnommé le meilleur ami de l’homme, est considéré comme le plus pourvu de capacités mentales, légèrement devant notre frère gorille. Ces deux espèces font partie d’un groupe peu comestible parce que doté d’un esprit, qui comprend également, pour des raisons assez évidentes d’image, le chat, le dauphin, le cheval (l’hippophagie n’est pas bien vue dans le monde anglo-saxon même si l’Australie exporte de la viande de cheval…), le lion, l’éléphant et le loup. Sans trop de surprise non plus, on trouve dans la catégorie des animaux à esprit soi-disant faible ou limité un groupe assez compact composé des espèces les plus commercialisées chez les bouchers, volaillers et poissonniers occidentaux : vache, mouton, poulet, poisson, homard, crevette et crabe.

 

Le deuxième test, réalisé auprès d’un autre panel, était un peu plus subtil. Chaque « candidat » devait regarder deux fiches composées d’une image (une vache dans un pré, un mouton dans un pré) et d’une description. La moitié des personnes interrogées voyait l’image de la vache associée au texte suivant « Cette vache va être déplacée vers d’autres enclos où elle passera le reste de sa vie à manger de l’herbe avec d’autres vaches » et celle du mouton accompagné du moins bucolique « Cet agneau va être conduit à l’abattoir où il sera tué, découpé et envoyé aux supermarchés comme viande pour humains ». Comme vous l’avez deviné, l’autre moitié des sondés disposait d’un questionnaire aux légendes interverties. Après lecture des fiches, il fallait évaluer les capacités mentales des deux animaux. En conformité avec les résultats de la première étude, qu’il soit vache ou agneau, l’animal destiné à la boucherie se voyait attribuer des capacités inférieures à celui qui passerait le restant de sa vie à s’ébattre dans les folles prairies de l’insouciance chères à Pierre Desproges.

 

Pour le troisième et dernier test, les auteurs de l’étude ont mis au point un dispositif complexe en plusieurs étapes. Les « cobayes » étaient recrutés pour un sondage très vague sur « le comportement des consommateurs ». On leur demandait, pour commencer, de bien vouloir participer à une étude indépendante de ce qui allait suivre, au cours de laquelle ils regardaient l’image d’une vache ou d’un mouton broutant dans un pré avant d’évaluer ses capacités mentales. S’ensuivait un test de 20 minutes où les personnes effectuaient une tâche sans rapport, histoire de faire diversion. Après quoi, les participants étaient informés que l’étude sur la consommation allait commencer. Ils devraient écrire un texte décrivant la production d’un aliment qu’on leur demanderait de goûter ensuite : pomme (pour établir un groupe témoin), rôti de bœuf (pour ceux qui avaient évalué les capacités mentales du mouton) et gigot d’agneau (pour ceux qui avaient donné leur avis sur l’esprit de la vache). Afin de rendre le scénario réaliste, on mettait devant chacun un plat contenant l’aliment en question. Une fois le texte rédigé, les expérimentateurs, prétextant vouloir mettre à profit le temps nécessaire pour aller chercher des assiettes et des couverts, demandaient à ceux qui avaient vu une vache au début d’évaluer les capacités mentales du mouton, et vice-versa. Là encore, les résultats sont conformes avec les tests précédents. Ceux qui devaient goûter la pomme ont jugé de manière équivalente vache et mouton. En revanche, ceux qui s’étaient préparés à manger du rôti de bœuf ont trouvé que le bovin était moins doté d’esprit que le mouton, tandis que ceux qui avaient le gigot d’agneau sous le nez ont jugé que les vaches étaient nettement plus intelligentes que les moutons…

 

Toutes ces expériences semblent donc montrer que, pour mettre son âme en paix et résoudre le paradoxe de la viande, le carnivore humain « démentalise » les animaux de boucherie (alors même qu’il « anthropomorphise » les animaux de compagnie). Ce déni d’esprit, disent les auteurs, n’est probablement pas le seul outil dont il dispose dans ce but : le poids de la tradition culturelle est sans doute aussi présent, ainsi qu’une faculté à occulter le lien viande-animal. Ces psychologues suggèrent également de reproduire ce genre de tests dans les pays où l’on mange les animaux, tabous chez nous, que sont le chien et le chat.».


Pierre Barthélémy

Je remercie Pierre Barthélémy pour cet article et je tiens à préciser que mon but n’est pas de dénigrer les omnivores, mais simplement d’essayer de comprendre ce paradoxe.

 

 

Devenir végétarien ou végétalien n’est pas aisé pour tout le monde. Il y a tout un cheminement entre la prise de conscience et l’adoption d’un nouveau régime alimentaire. De plus, dans notre pays où la tradition culinaire exige que l’on consomme de la chair animale, il peut être difficile de se remettre en question et de désobéir malgré la pression sociale. Je suis intimement convaincue que ce n’est pas en jugeant les omnivores que les végétariens et les végétaliens parviendront à les convertir à leur cause afin d’avancer ensemble vers un objectif commun, mais grâce à la tolérance, au respect et à la communication.

 

Texte rédigé par Mimines & Pattounes

Commentaires: 1
  • #1

    Patrick Ragot (samedi, 22 février 2020 12:03)

    Très bon article qui démontre clairement le fond des débats "passionnés" qui animent les réseaux sociaux.
    Je suis moi-même un ancien carnivore, carnassier. Oui, en tant qu'omnivore, j'aurais presque mangé le quartier de bœuf sur pattes, dans le champ.
    Aujourd'hui, je ne mange plus de mammifères.
    Je n'ai pas arrêté le poisson, les œufs et les produits laitiers.
    Ayant toujours consommé du lait, en grande quantité , je n'ose pas imaginer le nombre de veaux qui sont passés à l'abattoir à cause de moi. Je m'en arrange difficilement. Et j'imagine également la souffrance d'une vache voyant ses veaux lui être arrachés.
    Je ne me rends pas malade pour autant.
    Je pense qu'il ne faut effectivement pas combattre les "omnivores" de front. La culture prend des siècles à évoluer.
    En attendant, c'est la shoah tous les jours pour des êtres vivants, qui, intelligents ou non, dont doté d'une sensibilité indéniable.
    De même, l'humain a son besoin de supériorité vis à vis de ses semblables et surtout vis à vis de l'animal. Il se déifie d'une certaine manière pour s'autoriser la chasse, arguant qu'il est de don devoir de reguler la nature (qui s'en est toujours mieux débrouillée seule).
    Dans la sélection naturelle, la nature nous a pourvu de capacités dont nous ne savons pas encore faire un usage toujours très intelligent.
    Peut-être sommes-nous une race vouée à disparaître. Sinon devons-nous encore évoluer. Notre rôle en ce monde est peut-être de l'améliorer. Si tant est que nous ayons un rôle à jouer. Nous apprenons de nos erreurs et devons les répéter souvent pour comprendre. Nous ne sommes peut-être pas si évolués que cela.
    Mais je déborde du sujet initial.